Histoire de Bordeaux : derrière les façades blondes des quais, la capitale girondine cache plus de deux millénaires de rebondissements. En 2023, l’Office de tourisme a comptabilisé 6,1 millions de visiteurs (+12 % par rapport à 2022), preuve que la mémoire de la ville séduit autant que ses vignobles. Savoir pourquoi Bordeaux fascine revient à dérouler un récit mêlant empire romain, commerce triangulaire, révolutions et audaces architecturales. Accrochez-vous : chaque époque a laissé son empreinte sur la Garonne.
Bordeaux, carrefour antique puis médiéval
Fondée vers –56 av. J-C. sous le nom de Burdigala, la cité s’impose rapidement comme relais stratégique entre Atlantique et Méditerranée. Le port fluvial, situé près de l’actuelle place de la Bourse, expédie vin et étain vers Rome. En 277 ap. J-C., l’empereur Probus accorde aux vignobles bordelais le droit de replanter la vigne : décision déterminante pour l’identité locale.
À partir du XIᵉ siècle, le duché d’Aquitaine passe sous domination anglaise après le mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec Henri II Plantagenêt. Bordeaux devient alors un pivot du commerce anglo-gascon ; les “claret” (vins clairs) partent par milliers de tonneaux vers Londres. L’enrichissement se lit encore rue Notre-Dame, où les maisons à pans de bois témoignent de cet âge d’or.
Une empreinte gothique
• 1096 : début de la construction de la cathédrale Saint-André, bénie par l’archevêque Gombault.
• 1247 : élévation de la tour Pey-Berland, clocher isolé devenu symbole vertical de la ville.
• 1453 : bataille de Castillon, fin de la guerre de Cent Ans ; Bordeaux redevient française mais conserve son goût du commerce maritime.
D’un côté, la monarchie capétienne y installe de nouveaux pouvoirs ; de l’autre, les bourgeois locaux veillent à conserver leurs franchises douanières. Ce duel juridico-économique façonne un esprit d’indépendance qui réapparaîtra au XVIIIᵉ siècle.
Pourquoi la Révolution a-t-elle bouleversé Bordeaux ?
En 1789, Bordeaux est la deuxième ville de France par la richesse grâce au commerce colonial (sucre, indigo, esclaves). Le cartel des “négociants de la traite” finance la construction des élégants cours du Chapeau-Rouge et du Port. Mais la Révolution change la donne :
- 1790 : création du département de la Gironde.
- 1793 : exécution des députés girondins, accusés de modérantisme.
- 1794 : abolition de l’esclavage décrétée par la Convention, avant un rétablissement en 1802.
La ville perd alors plusieurs clients antillais et voit son trafic baisser de 40 % en cinq ans. Pourtant, les quais de pierre signés Ange-Jacques Gabriel (architecte du roi) demeurent, rappelant l’ambivalence d’un patrimoine à la fois glorieux et douloureux.
Qu’est-ce que la “Belle Endormie” ?
L’expression naît au XIXᵉ siècle, lorsque Bordeaux se replie sur elle-même après la perte de son empire sucrier. Les façades noircies au charbon, la Garonne ensablée et l’absence de grands travaux nourrissent l’idée d’une ville assoupie. Il faudra attendre le mandat de Jacques Chaban-Delmas, maire de 1947 à 1995, pour percer les boulevards et moderniser le port autonome.
Comment le vin a-t-il façonné le patrimoine bordelais ?
Impossible de séparer vin de Bordeaux et identité urbaine : 65 appellations, 7 000 châteaux et environ 111 000 ha de vignes entourent l’agglomération. La classification de 1855, demandée par Napoléon III pour l’Exposition universelle, hiérarchise les crus mais ancre surtout le prestige bordelais dans la durée.
Trois jalons clés
- 1725 : création de la Jurade de Saint-Émilion, confrérie garante de la qualité.
- 1855 : publication du classement officiel des vins du Médoc et de Sauternes.
- 2007 : inscription par l’UNESCO du port de la Lune au patrimoine mondial.
Grâce aux marges dégagées par la viticulture, de nombreuses familles (Rothschild, Lurton, Moueix) financent hôtels particuliers et fondations culturelles. La Cité du Vin, inaugurée en 2016, matérialise cette alliance entre tradition et innovation : 450 000 visiteurs en 2023 selon la SEMEB.
Bullet list des retombées économiques récentes
- 4,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires vinicole en 2023.
- 55 000 emplois directs dans la filière (Interprofession CIVB).
- 34 % de la production exportée vers la Chine, les États-Unis et l’Allemagne.
D’un côté, ces revenus entretiennent les bâtisses XVIIIᵉ ; mais de l’autre, la pression foncière menace les quartiers populaires comme Bacalan, où de nouveaux chais high-tech côtoient d’anciens docks en friche.
Héritages contemporains et défis de préservation
Depuis 2000, la municipalité (dirigée aujourd’hui par Pierre Hurmic) piétonnise les quais, nettoie la pierre calcaire et investit dans le tramway. Résultat : la part des déplacements non motorisés atteint 38 % en 2024, record pour une métropole de cette taille en France. La renaissance attire artistes et start-up, mais pose la question de l’authenticité :
- Comment protéger les échoppes ouvrières face à l’essor des locations touristiques ?
- Faut-il limiter les paquebots de croisière pour préserver la qualité de l’air ?
Les débats rappellent que le patrimoine vivant nécessite arbitrages constants. À titre personnel, j’observe que les Bordelais revendiquent aujourd’hui une histoire “complète”, incluant la traite atlantique : le Musée d’Aquitaine consacre depuis 2009 une salle entière à ce chapitre longtemps occulté.
Regard croisé : mémoire et modernité
D’un côté, le pont Chaban-Delmas (2013) incarne l’audace contemporaine – tablier levant de 117 m – ; de l’autre, la grosse cloche du XIVᵉ précise l’heure depuis six siècles. Ce contraste, loin d’être contradictoire, forge une identité singulière où passé et futur dialoguent en permanence.
Perspectives pour les curieux d’histoire bordelaise
Visiter Bordeaux, c’est traverser :
- Le jardin public créé en 1746, modèle de jardin à l’anglaise hérité du siècle des Lumières.
- Le quartier Saint-Michel, mosaïque d’influences espagnoles, maghrébines et gasconnes.
- Les sous-sols du Palais Gallien, unique amphithéâtre romain conservé en Aquitaine.
Chaque pierre, chaque ruelle révèle une strate du récit collectif. En arpentant la rue Sainte-Catherine – 1,2 km, plus longue artère piétonne d’Europe – je me surprends encore à deviner les échoppes médiévales derrière les vitrines contemporaines. Le passé n’est jamais loin ; il suffit d’un regard curieux pour qu’il refasse surface.
Pour prolonger l’expérience, je vous invite à explorer d’autres thématiques connexes : l’essor industriel des XIXᵉ-XXᵉ siècles, le rôle du fleuve dans l’urbanisme résilient ou encore l’influence des artistes bordelais sur la scène culturelle nationale. Bordeaux n’a pas fini de livrer ses secrets ; chaque balade, chaque archive, chaque discussion avec un vigneron ouvre un nouveau chapitre passionnant.


