Histoire de Bordeaux : derrière la carte postale, une fresque millénaire se déploie. Selon l’INSEE (2023), la Métropole compte 799 000 habitants, mais 9 visiteurs sur 10 ignorent que ce port atlantique a longtemps pesé 10 % du commerce français. Un chiffre qui frappe. Car comprendre ces ordres de grandeur éclaire l’ADN d’une ville souvent résumée à son vin.
En quelques minutes de lecture, balisons quinze siècles de conquêtes, de révolutions architecturales et de personnalités charnières, tout en répondant aux questions clés des passionnés… et des curieux.
Aux origines : de Burdigala à la première renaissance
La fondation gallo-romaine de Burdigala remonte au Ier siècle avant notre ère. L’emplacement étonne : un méandre large, mais peu profond, de la Garonne. Pourtant, dès – 56, le trafic d’étain et de blé attire les marchands.
- 278 : Bordeaux devient capitale de l’Aquitaine après les réformes de Dioclétien.
- 384 : naissance du poète Ausone, premier “influenceur” local, qui décrit déjà des vignobles sur les coteaux.
- Ve siècle : les Wisigoths s’emparent de la cité, signe d’une perméabilité stratégique entre Atlantique et Méditerranée.
D’un côté, les fouilles sous la place Pey-Berland ont révélé en 2021 des thermes romains encore pavés de mosaïques ; mais de l’autre, les Bastides médiévales restent peu étudiées. Cette dualité nourrit, selon moi, une passion de terrain : on peut passer d’un cryptage antique à un rempart du XIVᵉ en dix minutes à pied.
Aliénor d’Aquitaine, pivot anglo-gascon
En 1152, Aliénor d’Aquitaine épouse Henry Plantagenêt, futur roi d’Angleterre. Résultat : durant trois siècles, la région bascule sous couronne anglaise. La « Charte de 1206 » octroie des franchises commerciales qui dopent le négoce de vin vers Londres. En 1308, 85 % du vin importé au port de la Tamise provient de Bordeaux.
Point peu cité : les barriques standardisées, la fameuse bordelaise de 225 l, naît à cette période. Une innovation logistique avant l’heure.
Pourquoi Bordeaux fut-elle surnommée la « Belle endormie » ?
Question fréquemment tapée sur Google. Voici la réponse, segmentée en trois volets.
- XIXᵉ siècle : après la frénésie napoléonienne, la ville rate le virage industriel. Les chantiers navals de Nantes et les filatures du Nord attirent les capitaux.
- Déclin du trafic fluvial : l’élargissement des navires rend la Garonne difficile. Entre 1880 et 1914, le tonnage débarqué chute de 22 %.
- Image figée : les façades blondes du XVIIIᵉ, signées Jacques-Gabriel puis Victor Louis (Grand Théâtre, 1780), vieillissent sans réhabilitation. Les Bordelais parlent alors d’une « ville musée ».
À titre personnel, j’ai toujours vu derrière ce sobriquet une chance paradoxale : faute d’argent, on n’a pas détruit. Aujourd’hui, 1 800 hectares sont classés au patrimoine mondial de l’UNESCO (depuis 2007), plus vaste secteur sauvegardé de France.
Révolutions urbaines et patrimoniales depuis 1945
Le tournant de la Reconstruction
Bombardée en 1944 (270 bâtiments sinistrés autour de la gare Saint-Jean), Bordeaux se relève lentement. La priorité : loger. Les cités Paul-Boncour et Benauge sortent de terre dans les années 1950, inspirées des principes de Le Corbusier : pilotis, toits-terrasses, façades modulaires.
Les grands travaux de la fin du XXᵉ
- 1995 : inauguration du tram-train de l’Aérospatiale, prototype de la future ligne A.
- 2000 : lancement du « Plan Garonne » réhabilitant 7 kilomètres de quais.
- 2003-2007 : trois lignes de tramway, 44 km, redonnent vie au centre. La station « Place de la Bourse » devient carte postale grâce à l’effet miroir du Miroir d’eau, œuvre de Michel Corajoud.
Je me souviens encore de l’inauguration nocturne : les vapeurs d’eau illuminaient la façade Louis XV, et la foule découvrait un paysage urbain rendu aux piétons. Cette scène a, selon moi, scellé la reconquête citoyenne de l’espace public.
Quels personnages ont façonné le Bordeaux moderne ?
Au-delà d’Aliénor, trois figures méritent un éclairage rapide :
- François-Ferdinand de Lesseps : consul à Bordeaux en 1832, il teste ici ses premières idées de canal avant Suez.
- Jean-Burguet (architecte) : maître d’œuvre des hangars portuaires rivetés en 1920, aujourd’hui réhabilités en « Quai des Marques ».
- Jacques Chaban-Delmas : maire de 1947 à 1995, plus longue magistrature locale sous la Ve République. Il impulse le périphérique et la première rocade, mais freine la verticalité.
Ces leaders reflètent une continuité : ambition maritime, prudence sur la hauteur, ouverture sur le monde anglophone.
Patrimoine vivant : entre mémoires et tendances
Aujourd’hui, la Cité du Vin (2016) attire 400 000 visiteurs par an, tandis que le pont Jacques-Chaban-Delmas, plus haut pont levant d’Europe (77 m), incarne l’audace contemporaine. Les vieux chais deviennent tiers-lieux culturels : Darwin Ecosystème recycle une caserne militaire en hotspot écologique.
Pourtant, d’autres sites attendent reconnaissance : le bunker sous la place des Quinconces, accessible seulement lors des Journées du Patrimoine, pourrait enrichir la mémoire de la Seconde Guerre mondiale.
- D’un côté, l’attractivité touristique grimpe de 8 % par an depuis 2019 (Office du tourisme, 2024).
- Mais de l’autre, la gentrification pousse le m² à 5 200 € en moyenne (Notaires de France, 2024), éloignant des familles historiques des quartiers Saint-Pierre ou Chartrons.
Comment le passé éclaire-t-il l’avenir urbain ?
Les questions climatiques (montée des eaux de 32 cm prévue d’ici 2100, Météo France) rappellent que Burdigala était déjà un port marécageux. Les voies sur berge, surélevées au XVIIIᵉ, pourraient inspirer des digues adaptatives. Les pierres blondes calcaires, poreuses mais respirantes, régulaient la température bien avant les normes RT 2020.
À l’échelle locale, l’histoire conseille donc : réutilisation plutôt que démolition, mixité plutôt que spécialisation. Un angle que je défends à chaque enquête patrimoniale.
Repères chronologiques incontournables
- 1206 : Charte d’Henri III d’Angleterre, essor du négoce de vin.
- 1453 : bataille de Castillon, fin de la domination anglaise.
- 1730-1800 : embellissement des quais, construction de la Place de la Bourse.
- 1870 : Bordeaux devient capitale provisoire face à la guerre franco-prussienne.
- 1940 : nouveau repli gouvernemental, 25 000 réfugiés accueillis.
- 2007 : classement UNESCO, bascule touristique.
Ces dates, souvent disséminées, forment un fil rouge indispensable pour tout curateur d’expositions ou rédacteur de guides.
Chaque ruelle pavée, chaque mascaron au-dessus d’une porte, raconte une des multiples couches de cette histoire bordelaise fascinante. Quand je flâne quai des Chartrons, l’odeur mêlée de café et de vieux chêne me rappelle que le commerce, plus que la viticulture, a longtemps tenu la ville. Poursuivons ensemble cette exploration : la prochaine fois, plongeons dans l’empreinte des négociants juifs au XVIIIᵉ ou dans la saga industrielle de l’aéronautique bordelaise. La mémoire de Bordeaux ne dort jamais vraiment ; elle attend d’être contée.


