La gastronomie bordelaise n’a jamais autant vibré : selon la Chambre de commerce, le nombre de restaurants en Gironde a progressé de 11 % en 2023, un record sur dix ans. Dans le même temps, 6,8 millions de touristes ont foulé les pavés de la métropole, attirés autant par le vin que par l’assiette. Bordeaux devient ainsi la deuxième destination culinaire de France derrière Paris. L’enjeu est clair : comprendre les forces et les nuances de ce bouillonnement gourmand. Décryptage, chiffres à l’appui, pour saisir l’ADN d’une scène au rayonnement international.
Cartographie des incontournables
Bordeaux s’appuie d’abord sur un héritage solide. Les archives municipales mentionnent dès 1838 la présence de 47 confiseries spécialisées dans le cannelé. Cette petite bouchée caramélisée, à base de rhum et de vanille, affiche aujourd’hui une moyenne de 3 millions d’unités vendues chaque mois (donnée syndicat des artisans pâtissiers, 2024). Autre pilier : la lamproie à la bordelaise, préparée dans le vin rouge depuis au moins le XIIIᵉ siècle, relancée depuis 2019 par les pêcheurs de l’Entre-deux-Mers.
Les halles jouent un rôle moteur :
- La Halle Boca (quartier Belcier) : 8 000 m², 27 comptoirs, fréquentation hebdomadaire estimée à 45 000 visiteurs.
- Les Halles de Bacalan, face à la Cité du Vin : 23 artisans, ouverture 7 jours sur 7, chiffre d’affaires moyen en hausse de 14 % en 2023.
- Marché des Capucins, « ventre de Bordeaux » depuis 1749 : 250 étals, 5 tonnes d’huîtres vendues chaque week-end d’hiver.
Ces lieux fédèrent producteurs, chefs et un public en quête d’authenticité. Ils créent une passerelle directe entre terroir girondin et assiette urbaine.
Focus vin et assiette
Le mariage mets-vins reste le fil conducteur. Une étude de l’Office de tourisme (février 2024) indique que 63 % des visiteurs dégustent un accord cannelé-Sauternes lors de leur séjour. Le pacte historique entre vignerons et restaurateurs se consolide via des formats inédits : dîners immersifs dans les chais de la rive droite ou menus « primeur » servis le jour même des mises en barrique.
Pourquoi la gastronomie bordelaise séduit-elle le monde ?
Quatre facteurs clés expliquent ce succès.
- Accessibilité : L’aéroport de Mérignac relie 89 villes européennes en direct (record 2024).
- Patrimoine : Le centre historique classé UNESCO offre un décor unique pour l’expérience culinaire.
- Formation : Le lycée hôtelier de Talence et Ferrandi Bordeaux diplômant 550 chefs par an.
- Innovation : Incubateur « Bordeaux Food Lab » : 34 start-up lancées depuis 2021, dont 18 dans l’agro-responsable.
D’un côté, le terroir rassure avec ses huîtres d’Arcachon-Cap-Ferret, l’entrecôte bordelaise ou la sauce bordelaise au moelleux. Mais de l’autre, la génération des trentenaires prend des chemins audacieux : kombuchas vieillis en barrique, desserts au marc de raisin, algues de l’estuaire incorporées aux tapas.
Qu’est-ce que le « goût fumé Médoc » ?
Le terme désigne la technique de fumage à la flamme de sarments, popularisée par le chef Tanguy Laviale (Garopapilles) en 2022. Elle confère aux poissons bleus une note boisée rappelant les Grands Crus du Médoc. Depuis, 17 restaurants listés par le guide Gault&Millau ont adopté cette signature aromatique, créant une nouvelle empreinte sensorielle locale.
Tendances 2024 : entre terroir et audace
L’année 2024 consolide des signaux déjà perceptibles.
- Cuisine durable : 72 % des tables référencées par Fooding Bordeaux annoncent un approvisionnement « locavore à 80 % ».
- Végétal créatif : le restaurant Lume (Chartrons) affiche un menu 100 % vin-nature et légumes oubliés ; il a doublé son couverts soir en un an.
- Street food bordelaise : les « cornets au foie gras » de la Place Camille Jullian se vendent à 4 euros pièce, pic de 700 unités chaque samedi.
La pâtisserie n’est pas en reste. Pierre Lambert, ex-Fauchon, propose depuis mars 2024 un « cannelé inversé » : croustillant vanille à l’extérieur, cœur crémeux au vieux rhum. Les 1 000 premiers exemplaires sont partis en 45 minutes.
L’influence asiatique gagne du terrain
La communauté chinoise, forte de 6 700 résidents (INSEE 2023), stimule une vague fusion. Sushi au bar de ligne cuit à la bordelaise, bao garnis de joue de bœuf confite dans le Pomerol : ces hybridations ouvrent de nouveaux marchés sans renier l’identité locale.
Quels chefs font rayonner Bordeaux aujourd’hui ?
Trois personnalités incarnent ce mouvement.
- Philippe Etchebest – Tête d’affiche télévisuelle, il garde les pieds dans sa brasserie bordelaise « Le Quatrième Mur » : 120 couverts, 95 % de taux de remplissage.
- Stéphanie Bottreau – Ancienne sommelière devenue cheffe locavore, son bistrot « Mets Mots » décroche le BIB gourmand en 2024 pour son ris d’agneau aux cèpes de Saint-Symphorien.
- Toma Verbeke – Belge installé rive droite, pionnier du zéro déchet : 98 % des déchets organiques transformés en compost pour les maraîchers du Blayais.
Leur point commun ? Un engagement dans les circuits courts et la transmission : ateliers grand public, partenariats avec l’Université de Bordeaux, soutien aux démarches solidaires comme la Banque alimentaire.
Le poids économique
La filière restauration en Gironde génère 1,9 milliard d’euros de chiffre d’affaires (URSSAF, 2023). Elle emploie 38 450 personnes dont 4 500 apprentis. Ces chiffres confirment la robustesse de l’écosystème, mais aussi sa responsabilité sociale.
Entre engouement et défis, quelle voie pour demain ?
Bordeaux avance, mais reste vigilante. Les acteurs redoutent une hausse des loyers commerciaux de 7 % en moyenne sur les quais. Certains artisans craignent la standardisation liée au succès touristique. Le collectif Slow Food Bordeaux plaide pour un label « Origine Gironde » afin de protéger l’authenticité des produits. À l’inverse, les promoteurs d’une ouverture internationale rappellent que la cité a toujours été un port, donc un carrefour culturel.
J’observe chaque semaine ce tiraillement. Dans les cuisines, on chuchote autant Miroir d’eau que kimchi. Ce mélange, loin d’affaiblir l’identité bordelaise, la dynamise. La clé reste l’exigence : respecter la traçabilité, valoriser le travail paysan, éduquer le consommateur.
Vous voilà armés pour déambuler de la Grosse Cloche aux quais des Chartrons, palette aromatique en tête et carnet d’adresses bien rempli. Goûtez, comparez, questionnez les chefs : votre propre enquête culinaire ne fait que commencer, et Bordeaux a encore bien des secrets à dévoiler.


